Bruno Cayron n'y connaît rien au maraîchage au moment de s'installer dans le Var. Aujourd'hui, il est une "star" du maraîchage et vend sa production aux grands chefs étoilés de Paris. La clé, c'est le sol... Ici, on mise sur la qualité et non la quantité !
Le Cayre de Valjancelle, c'est aussi une communauté de personnes qui travaillent et vivent ensemble, engagées dans le développement du monde paysan !
Comment Bruno en est arrivé là et pourquoi choisit-il d'être paysan? Son engagement dans l'installation des maraîchers et la dynamisation des campagnes y est pour beaucoup...
Voilà à quoi doit ressembler une cagette de fenouils envoyée aux grands chefs étoilés le soir même.
"Faut que ça claque : les couleurs et les odeurs doivent satisfaire le client dès l'ouverture du colis" Joël
Chef de culture au Cayre de Valgencelle, Joël garde un œil sur la qualité des légumes récoltés.
Les légumes bios de Bruno et Isé sont cultivés sous serre toute l'année. Au total, ce sont plus de 250 variétés de légumes produits sur une surface de 4 ha.
La récolte se fait le mardi et le vendredi matin, quelques heures avant l'envoi des cagettes. Tout ici fonctionne en flux tendu, pas de chambre froide, ni de stockage : tout part le jour même vers les restaurants.
Les carottes sont nettoyées et soigneusement disposées dans les cagettes...
Les radis sont lavés et regroupés en bouquets multicolores...
Les mini betteraves sont pesées, étiquetées. Elles seront servies en entrée d'un repas pris sur les champs Elysées.
Au-delà de la production, l’esthétique est un facteur primordial chez Bruno.
Les légumes à destination des grands restaurants sont rangés rigoureusement dans les cartons avant la livraison pour éviter les dégâts causés par le transport.
L'art de l'emballage se perfectionne chaque année pour que rien ne bouge dans le camion.
Un carton rapporte environ 150€ soit 6€ le kg.
Quelques paniers bios sont vendus localement à hauteur de 20€.
Au total, ce sont une vingtaine de chefs cuisiniers qui reçoivent des cartons de légumes. La livraison se fait par une entreprise spécialisée à destination de Paris, Londres et Lyon. D'autres livraisons vers Aix, Marseille ou localement sont réalisées par Joël ou un livreur local.
Une vingtaine de paniers sont vendus par semaine dans les villages alentours.
Les chefs cuisiniers du collège culinaire de France reconnaissent la qualité de son travail et ses légumes sont recherchés pour leur goût sucré:
Le collège culinaire de France a pour objectif de promouvoir la qualité de la gastronomie en France et regroupe des cuisiniers et des agriculteurs reconnus pour la qualité de leur travail.
Ce qui rend Bruno heureux, c'est la diversité de ses légumes dont la majorité sont des variétés anciennes.
" Aller chercher ce bijou de choux-fleur c'est le kiff " Bruno
Mais comment en est-il arrivé là?
Il faut revenir en 2003, Bruno est lassé de son métier d'infographiste à Paris et décide de retourner à la Terre dans son département du Var et de faire comme son père : maraîcher.
Il tombe amoureux d'un petit coin de forêt à coté de Tourves et commence son activité là, entre les pins et le thym, au rythme des cigales.
Mais ce que Bruno ne sait pas à ce moment là, c'est qu'il se lance dans l'impossible : faire pousser beaucoup de légumes sur un sol lourd de terroir .
Dans le pays de Provence verte, la production agricole se résume à la vigne et l'olive en majorité.
Le sol est argilo-calcaire, caillouteux et peu profond. La capacité d'échange de minéraux est importante, ce qui permet aux plantes d'absorber facilement les minéraux dont elles ont besoin.
Par ailleurs, le climat méditerranéen est sec et chaud avec un franc soleil. La forte photosynthèse favorise la production de sucre et le faible apport en eau favorise sa concentration.
Ces aspects pédoclimatiques permettent aux vignerons d'avoir des vins de terroir riches en arômes.
Le maraîcher, lui, doit pouvoir produire beaucoup de légumes pour être rentable, or ce sol lourd, caillouteux et peu profond, ce climat sec et l'absence de céréales et de matière organique directe ou indirecte (élevage ou céréales à proximité ) n'est pas favorable.
Bruno commence pourtant sur cette terre argileuse et galère car il ne souhaite pas labourer pour conserver au maximum la structure et la vie du sol.
Au bout de 3 ans, il écoute ses voisins qui lui conseillent de labourer pour pouvoir être productif, et ça marche !
En effet, le labour permet d'aérer un sol compact et les racines pourront développer davantage leur réseau. Le labour permet également d'enfouir les adventices.
Depuis ce premier labour, le sol de Bruno est devenu productif bien qu'il regrette cette pratique violente pour le sol. Bruno explique que sur sol limoneux ou sableux, le labour est un non sens car ces sols n'ont pas besoin d'être décompactés et le labour les tasse et les déstructure, mettant au contact de l'air des horizons de profondeur et enfouissant les horizons de surface.
Sur un sol aussi argileux, le labour est pertinent car il permet son aération, tout comme le sous-solage.
Au début Bruno vend sa production à travers les AMAP (Association pour le Maintien de l'Agriculture Paysanne: un contrat à l'année entre producteurs et consommateur sous forme de paniers hebdomadaires), mais au bout de quelques années, les clients se plaignent d'une trop faible production et d'une trop grande diversité de légumes. Bruno choisit alors de faire de plus en plus de marchés locaux.
En 2013, le Cayre de Valgencelle fait 4 marchés par semaine et le rythme est intense, mais ça marche : les clients sont ravis de ses légumes qu'ils qualifient d'exceptionnels. Bruno aussi est ravi de vivre de ses produits et de les vendre localement.
Bruno est actif sur les réseaux sociaux et commence à se faire connaître (il assure aujourd'hui la quasi totalité de sa communication par ces outils).
Mais rapidement, la famille est fatiguée avec le rythme des marchés qui s'intensifie.
En 2015, un chef cuisinier lyonnais vient sur son marché et lui propose d'acheter l'ensemble de sa production de fin de semaine. Bruno et Isé hésitent pendant un an car exporter loin est contre leurs principes mais la sécurité et le confort de ce contrat, puis l'arrivée de leur petite fille les décident.
C'est ainsi qu'ils se sont fait connaître petit à petit pour la qualité de leurs légumes.
Pour cause : le sol.
Bien qu'il soit non productif, comme pour le vin, le sol et le soleil confèrent aux légumes des minéraux et du sucre ce qui leur donnent une grande qualité gustative. Enfin, les écarts de température jour/nuit favorisent la migration du sucre vers les fruits et les racines de plantes et, selon Bruno, obligent ces dernières à se protéger avec un film cireux qui leurs donnent une belle brillance.
Bruno et Isé ont trouvé leur business : ils se tourneront presque exclusivement vers la gastronomie.
Isé nous fait déguster ses différents légumes tout juste cueillis, dans les serres.
Et économiquement, ça fonctionne??
En 2018, le Chiffre d'Affaire de l'entreprise était de 205 000 € dont 36 000 € provenant de leur nouvelle activité de consulting : créer des jardins potager chez des particuliers. Soit 169 000€ pour l'exploitation maraîchère.
Le résultat net est de 35 000€ environ pour le couple d'exploitant, soit environ 1500€/mois chacun.
Bien évidement, ce chiffre est à revoir à la baisse en tenant compte des autres charges mais Bruno et Isé disent vivre "simplement" et subviennent à leurs besoins.
Mais qu'est-ce qu'on fait ici concrètement?
Le Cayre de Valgencelle, une communauté de maraîchers engagée dans le développement rural
On l'a compris: ici, on produit des légumes de qualité toute l'année. Cela nécessite beaucoup de main d'oeuvre.
La ferme est composée de Bruno et Isé, les deux gérants, de Joël, chef de culture, de Sylvain, saisonnier, et de quelques apprentis, stagiaires et compagnons venus apprendre le métier de maraîcher ici pendant plusieurs mois.
Au total, une dizaine de personnes travaille sur l'exploitation.
Vivre au Cayre de Valgencelle, c'est appartenir à une communauté de travailleurs, blagueurs, cuisiniers avec le même objectif : faire vivre le monde paysan et travailler la terre pour nourrir les autres. En voilà un projet de vie qui a du sens.
Ici, la bonne ambiance règne : le genou à terre pour désherber les carottes ou à l'heure de l'apéro, les débats sur la société de demain sont alimentés par les savoirs spécifiques de chacun.
Ingénieur aéronautique ou anthropologue reconvertis, ancienne étudiante en urbanisme ou en formation agricole, ils ont tous la volonté de faire un métier qui a du sens dans un avenir incertain : être maraîcher.
Tous les matins, l'équipe se réunit et se répartit les tâches de la journée. Au programme:
désherbage des carottes, palissage des tomates et des haricots, récolte des choux raves, irrigation, plantation, etc.
Le maraîchage au quotidien: qu'est-ce que c'est??
Oui, ça commence par là, un pizzaïolo pour nous remplir le ventre !
Bref, non, ici on réalise les mottes de terre pour planter les graines en pépinière. La machine bleue réalise des mottes de terreau que l'on range dans les caisses pour les semis.
Direction la pépinière pour faire les semis : chaque graine est déposée dans le petit trou de la motte puis les caisses sont recouvertes par un mélange de terreau et d'engrais avant d'être conservées au chaud sous les serres jusqu'à la germination.
Lorsque les plants sont prêts, les mottes sont plantées en pleine terre en champ ou sous les serres. Pour cela, il suffit de faire un trou dans la bâche plastique servant de paillage et d'enterrer la motte. La bâche plastique empêche les mauvaises herbes de pousser et garde l'humidité. La paille n'est pas utilisée ici car trop chère, les céréaliers étant tous assez loin.
Une autre activité principale ici est le désherbage manuel des carottes. Comme les carottes doivent être semées directement en pleine terre, il faut lutter autrement que par paillage. Ici on a choisi le désherbage manuel car la main d'oeuvre est suffisante, mais d'autres techniques existent en bio comme le faux semis, le brûleur ou encore les petits outils manuels. Ici l'erreur a été le mauvais espacement des rangs de semis empêchant l'utilisation de ces outils.
En avril, il faut aussi palisser les tomates et les haricots. Les tomates sont accrochées à des fils suspendus qui feront office de support. Les gourmands sont enlevés et les branches redressées.
Pour palisser haricots et autres, on plante des piquets et on installe un grillage.
Et voilà ce que ça donne pour les petits pois: un beau mur de verdure
Eh bien le maraîchage, c'est aussi la récolte ! Voici de la laitue-asperge : seule la tige se mange et a le goût d'asperge et de noisette. A la poêle avec du beurre salé, c'est un délice !
Bref, le maraîchage, c'est du travail diversifié à l'année mais c'est un travail dur, le genou à terre ou le dos courbé, on est vite fatigué !
Et comment s'organise la communauté le midi?
A midi, une équipe part préparer le casse-croûte pendant que les autres continuent sous les serres. Il suffit de se baisser, attraper quelques carottes et couper quelques blettes et des salades pour avoir la base du repas !
Après le repas, les autres repartent au champ pendant que nous, les fier reporters que nous sommes, nous consacrons au reportage.
Mais qui sont donc tous ces gens?
Joël est chef de culture au Cayre depuis 3 ans. Ancien maître d'Hôtel sommelier dans des restaurants de luxe, il a choisi de faire un métier moins stressant, au contact de la terre des plantes tout en travaillant avec une équipe motivée.
"Ici c'est même pas un métier, c'est jardiner, c'est être dans la nature dehors"
Alexis est Ingénieur en aéronautique. Face aux incertitudes sur le devenir de notre société, il a constaté une chose : nous avons besoin de paysans pour nourrir les gens et respecter l'environnement.
"Je serai plus utile à la société si je produis de la nourriture plutôt que des hélicoptères"
En 2019, seuls 2% de la population française sont agriculteurs contre 50% en 1950. La moitié des agriculteurs aujourd'hui ont plus de 50 ans et partiront à la retraite dans les 10 prochaines années. Il est urgent d'installer de nouveaux agriculteurs partout en France si nous voulons une agriculture durable surtout dans un contexte d'épuisement des ressources fossiles.
Et tous les autres :
Sylvain, saisonnier au Cayre de Valgancelle
Luc, stagiaire au Cayre pour sa formation agricole.
Sophie, en apprentissage au Cayre dans le cadre de son BPREA.
Coralie, en compagnonnage Ferme d'Avenir
Marceau, en compagnonnage Ferme d'Avenir
et bien sûr :
Bruno et Isé, chefs d'exploitation.
Réflexions personnelles sur le fonctionnement de l'exploitation en communauté:
Beaucoup diront que recevoir de la main d'oeuvre gratuite est le signe que l'exploitation n'est pas viable économiquement, et en effet, sans les stagiaires, apprentis et autres, le Cayre aurait beaucoup de soucis.
Cette question soulève une réelle problématique de la soutenabilité de certains modèles paysans aujourd'hui mais plusieurs réponses sont à donner à cette critique:
Bruno nous explique tout d'abord que recevoir ces stagiaires n'est pas le plus rentable. En effet, cela oblige les chefs d'exploitation et salariés à former ces stagiaires de passage et donc cela diminue le rendement des actifs. Par ailleurs, il serait plus efficace et rentable d'employer de la main d'oeuvre étrangère payée la moitié du SMIC et qui travaille bien plus efficacement que la petite troupe ici présente.
Bruno affirme surtout qu'il forme ainsi de futurs maraîchers écolos et s'engage ainsi politiquement dans le développement rural. Ces formations pratiques n'existent pas toujours sur le marché de l'enseignement agricole.
Par ailleurs, c'est grâce à la vie sociale que cette communauté lui apporte que Bruno décide de faire ce métier car sans cela, il préférerait arrêter : il affirme que c'est un métier très enfermant sinon.
Enfin, je dirais à titre personnel que si les petits paysans font ce choix d'avoir de l'aide gratuite contre un logement et l'alimentation, c'est parce qu'ils essaient de survivre dans un système où les politiques ne les soutiennent guère et que les consommateurs ne s'impliquent pas encore suffisamment dans ce choix sociétal de transition agricole.
Ce modèle alternatif de fermes communautaire est à mon sens à voir comme un modèle de transition entre un système agricole industriel et un futur utopique où les paysans vivraient réellement de leur activité.
Pour les curieux qui veulent approfondir :
Les principales charges sont les salariés (plus de 40 000€ pour 2.5 équivalent temps plein), le matériel consommable (irrigation, paillage plastique, terreau etc ... pour 25 000 €), les assurances et honoraires (8000€), les transports pour les ventes (16 000€), les semences et plans (10 000€), les tracteurs et véhicules (entretien et essence pour 7500€) et l'eau et l'électricité ( 5000€ ).
A cela s'ajoute le remboursement de l'emprunt (24 000 €)
Eugène Pipraud et Floris Schruijer
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