La gestion des déchets, un enjeu vital pour le quartier “Primero de Mayo” dans la banlieue nord de Lima. Portrait d’une femme engagée à la tête de La Lombriz Feliz, centre de lombricompostage créé en 1991 en réponse à une épidémie de choléra
Maria Nieto, une femme engagée au coeur de son quartier
Dans les années 80, une jeune femme avec des idées innovantes
Pour rencontrer Maria, rendez-vous à Primero de Mayo, au cœur du district de San Juan de Lurigancho. Avec son million d’habitants, ce district de la banlieue nord de Lima, encerclé par des “cerros” sableux et arides, est le plus peuplé d’Amérique du Sud !
Le district de San Juan de Lurigancho s’étend jusque sur les collines
Dans les années 80, les conditions de vie dans le quartier sont très précaires. Pas d’eau courante ni d’électricité, pas de traitement des déchets... Des décharges inondent les terrains-vagues et les trottoirs alors qu’une épidémie de choléra fait rage.
Organisant des ateliers avec les enfants, Maria bénéficie d'une certaine renommée auprès des 90 familles de Primero de Mayo. En suggérant une meilleure gestion des déchets, elle espère pouvoir limiter la propagation de l'épidémie, tout en résolvant le problème des décharges à ciel ouvert. Un projet innovant salué par sa communauté. Elle est élue parmi les dirigeants pour 2 ans de mandat.
« J'avais 21 ans […] Nous étions 10 dirigeants et j'étais la seule femme élue »
Se faire entendre lorsqu'on est une jeune femme dans un milieu d'homme ? Pas évident pour Maria : « J’avais 21 ans […] Nous étions 10 dirigeants et j’étais la seule femme élue.» N'ayant pas encore fait ses preuves, son avis n’a aucune valeur. Elle déborde cependant d'idées : “Je ne suis pas de ceux qui suivent n’est-ce pas ? J’aime mettre la main à la pâte comme on dit, c’est-à-dire faire partie de la solution [...] J’aime les choses innovantes aussi.”
Pour mener à bien son projet, elle bénéficie de l'appui technique de missionnaires allemands présents dans le district. Ce sont eux qui l'initient au lombricompostage, technique visant à utiliser une espèce domestique de lombrics (Eisenia foetida) comme outils de travail de recyclage. Les lombrics digèrent ainsi déchets verts, excréments et autres matières organiques, qu’ils transforment ainsi en humus de lombric ou lombricompost.. Cet humus possède de grandes qualités comme celle d’améliorer les propriétés physiques du sol.
La matière organique subit d’abord un processus de maturation avant d’être mise au contact des lombrics dans ce qu’on appelle des lits de compost de 10 à 50 cm de profondeur, qui sont ici arrosés par Carmen. Ce dernier sera retourné régulièrement pour favoriser l’aération et éviter la présence d’agrégats compacts de compost.
Un mois après l’ensemencement des vers de terre, l’humus est prêt à être récolté et mis en sachet.
Une révélation pour Maria : “J’ai grandi seule tu vois ? Je n’ai eu le soutien ni de ma mère ni de mon père. Depuis tout petite, j’ai dû travailler pour subvenir à toutes nos dépenses. [...] J’ai commencé à m’intéresser à l’agronomie et à la science du sol après le lancement du projet La lombriz feliz.”
Une ferme pour revaloriser les déchets
C'est ainsi que Maria crée sa micro-entreprise de lombricompostage en 1991. Depuis, elle y consacre toute son énergie. Aujourd'hui, elle a la fierté d'employer cinq salariés dont quatre femmes.
Outre l'atelier de fabrication d'humus et de compost à partir des déchets verts de la communauté, la ferme développe à présent une activité d'artisanat à partir de matériaux de récupération, ainsi qu'un petit élevage de lapins et de cochons d'Inde et un jardin potager.
Ce tas de compost est en phase finale de maturation. Les déchets organiques collectés sont ici mélangés avec des résidus d’enveloppe d’ail, source de carbone qui permet une meilleure structuration du compost et qui limite la présence de mouches.
Dans la pépinière, les membres de la Lombriz Feliz cultivent divers petits plants qui sont ensuite vendus sur les marchés. Maria prend soin des petites plantes empotés dans des fonds de bouteilles plastiques collectées dans le quartier. Ces derniers sont décorées par les employées et les bénévoles travaillant sur la ferme
A gauche : Ces petites boîtes sont fabriquées avec des journaux apportés par les habitants du quartier pour être vendues.
A droite : Une petite troupe de cochons d’Inde est élevée pour sa viande, un élevage domestique courant en Amérique latine. Leurs excréments sont aussi incorporés au compost.
La vente de ces divers produits n'est cependant pas suffisante pour assurer la subsistance de l’entreprise. Heureusement, la ferme peut compter sur l'aide de nombreux stagiaires et bénévoles qui se relaient ponctuellement pour donner un coup de main et s'initier au lombricompostage.
Un projet au féminin
Maria insiste, son travail est exigeant : “La majorité des gens ici n’acceptent pas de porter des responsabilités parce que c’est compliqué. Parce que réellement c’est un risque. S’il y a quelque chose que tu fais de travers, tu te mets tout le monde à dos. »
Elle assume recruter de préférence des femmes.
Maria et son équipe : les 4 femmes au centre travaillent à la Lombriz Feliz et sont épaulées par deux jeunes femmes d’une plateforme locale d’agriculture urbaine
Ces dernières sont à ses yeux plus persévérantes : “La femme ne fuit pas si un problème se présente, elle va chercher des solutions. Elle est persévérante. Elle essaie en permanence d’innover, de s’adapter.” A l’inverse, Maria regrette le manque d'investissement de certains de ses collaborateurs masculins, qui semblent plus intéressés par les résultats du projet que par le projet en lui même : « [le chargé de projet en lien avec les politiques publiques] il ne vient que très rarement au jardin et n'est pas intéressé pour donner le coup de main »
Pour elle, ces différences seraient liées à des conceptions différentes du travail : la ferme n'étant pas une activité très lucrative, les hommes seraient ainsi moins enclins à s'y impliquer tandis que les femmes, plus attentives à l’utilité sociale et environnementale de leur travail n’hésitent pas à s’y investir : « C’est aussi un sacrifice. Ce n’est pas un emploi qui paye.»
La vraie richesse pour Maria, c’est finalement la connaissance, qu'elle acquiert et transmet depuis des années. : « Ça personne ne peut te l’enlever. Tu l’emportes partout avec toi. Ce lieu si je le perd, je peux le reproduire n’importe où ailleurs ».
“Traemos su comida a la lombriz” disent les enfants du quartier
Si le projet rapporte peu en terme d'argent, les bénéfices pour la communauté sont nombreux : élimination des déchets organiques, limitation des décharges à ciel ouvert et donc de la propagation des épidémies, vente d'humus et de compost aux particuliers et agriculteurs locaux… Mais aussi sensibilisation des habitants : « Les gens viennent déposer leurs déchets directement au jardin, ça participe à leur conscientisation. Chacun a sa fiche de dépôt avec la date et le poids des déchets organiques déposés. Chaque mois on élit le meilleur donneur de résidus organiques et on lui offre une petite plante. »
Les habitants participent au recyclage et au tri de leurs déchets lors d’une journée de sensibilisation.
Un projet qui semble porter ses fruits et qui attire l'attention. Politiques, scientifiques et ingénieur.e.s de tous les continents prennent ainsi contact avec Maria. De nombreuses communautés de Lima viennent également la consulter pour installer un lieu similaire au sein de leur communauté. Fière d’être aujourd’hui écoutée avec attention et considération, Maria mesure le chemin parcouru, alors qu’elle observe l’évolution des mentalités des habitants de Primero de Mayo au fil des générations. Les enfants de la communauté courent désormais au centre de lombricompostage pour apporter “le repas des vers de terre” : “traemos su comida a la lombriz”.
Ainsi, c’est en changeant les imaginaires que l’on peut arriver à une société plus consciente et responsable de son impact sur l'environnement. Tout comme l’on peut arriver à faire évoluer la représentation de la place de la femme et de l'homme dans la société.
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